Politique économique /Côte d'Ivoire : Alassane Ouattara peut-il proposer un « New Deal » aux Ivoiriens ?
- publiè le : 2021-06-29 19:09:37
(Photo d'archives pour illustrer l'article)
« Les grands-pères sont en train de résoudre leurs problèmes, mais qu'est-ce que cela apporte aux jeunes », tempête Francis Akindès. Interrogé par Jeune Afrique au début de juin, le sociologue regrette que la classe politique se concentre autant sur le retour au pays de l'ancien président, Laurent Gbagbo, après son acquittement devant la Cour pénale internationale. « Ils oublient l'autre dimension de la réconciliation, la réconciliation intergénérationnelle, celle du partage des richesses », estime le sexagénaire.
Pourtant, depuis 2012, la Côte d'Ivoire arbore une croissance à la chinoise. Plus de 8 % en moyenne, après une décennie de stagnation. La performance fait la fierté du pouvoir et entretient la mobilisation en faveur du pays des bailleurs de fonds et des institutions internationales. Elle s'est également traduite par une montée en puissance du secteur privé avant la crise liée au Covid-19, avec des investissements directs étrangers multipliés par deux entre 2012 et 2019, selon la Cnuced, et un taux d'investissement du privé passé de 6 % à 16 % du produit intérieur brut (PIB), alors que celui du public est stable autour de 6 %.
On ne convoque les jeunes en politique que pour leur musculature. On leur promet l'avenir, mais le présent leur échappe
Élu l'an dernier pour un troisième mandat, le chef de l'État Alassane Ouattara n'avait pas manqué, pendant la campagne, de mettre en avant les réalisations enregistrées depuis son arrivée au pouvoir : 40 000 kilomètres de routes construites ou réhabilitées, des accès à l'électricité et à l'eau potable améliorés, des centaines de classes ouvertes, des universités et des hôpitaux construits et rénovés. Mais le goudron ne se mange pas, répond la rue.
« Le pouvoir assure que le taux de pauvreté a diminué, mais les gens ne font pas le même constat, remarque Francis Akindès. Les jeunes ont du mal à s'insérer, même ceux qui vont à l'université. Et ils constatent le désengagement de l'État qui a, en parallèle, favorisé le développement du secteur privé. » Avec une dépense consacrée à l'éducation tombée à moins de 4 % du PIB entre 2015 et 2018, les chiffres confirment ce sentiment.
L'absence de débouchés pour une partie de la jeunesse se traduit dans les villes par les phénomènes des microbes et des brouteurs
« La massification des effectifs, accentuée par la décision du président en 2015 de rendre l'école obligatoire jusqu'à 16 ans, n'a pas été suffisamment accompagnée et les infrastructures sont insuffisantes, en dépit des fonds apportées par la coopération française dans le cadre du C2D [contrat de désendettement et de développement] », estime Koffi Christian N'da, chercheur au laboratoire d'analyse et de modélisation des politiques économiques (Lampe).
L'absence de débouchés pour une partie de la jeunesse se traduit dans les villes par les phénomènes des microbes (bandes de jeunes délinquants) et des brouteurs (cyber-escrocs). « C'est une manière pour ces jeunes de trouver une place, par l'informel et la violence », juge Francis Akindès.
À son arrivée au pouvoir, le chef de l'État a choisi de dépolitiser la sortie de la crise en mettant de côté des sujets comme la citoyenneté, à l'origine du conflit de 2010-2011. Il a fait de l'émergence son principal objectif, et de la réussite individuelle l'un de ses marqueurs. Un discours en partie accepté par une population épuisée, aspirant à une vie normale. Mais, avec ce discours, il a aussi créé des frustrations.
Le revenu par habitant a doublé entre 2011 et 2019, passant de 1 120 dollars à 2 290 dollars, mais ce chiffre masque d'importantes disparités. Une partie de la croissance est, par ailleurs, gommée par l'augmentation de la population (2,4 % par an), qui est six fois plus importante qu'en Chine.
Les politiques impulsées par Alassane Ouattara, ancien haut fonctionnaire du Fonds monétaire international (FMI) et libéral assumé, offrent une source permanente de critiques pour l'opposition, « alors qu'elle-même n'a pas de solution », souligne Francis Akindès.
Si le revenu par habitant a doublé entre 2011 et 2019, passant de 1 120 dollars à 2 290 dollars, ce chiffre masque d'importantes disparités
« C'est vrai que pour les privilégiés du régime, le bilan est fantastique puisqu'ils se sont enrichis comme jamais. Pour la majorité de notre population, c'est une autre histoire », dénonçait, par exemple, Kouadio Konan Bertin, membre du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI) et conseiller du président de cette formation, Henri Konan Bédié, dans une interview donnée à JA l'an dernier.
En quarante ans, les planteurs de cacao ont, par exemple, vu leur pouvoir d'achat divisé par trois. Premier producteur mondial de fèves, la Côte d'Ivoire a bien tenté ces deux dernières années de créer un cartel avec le Ghana pour tirer un meilleur profit de ses exportations, mais son influence sur les cours mondiaux %u2013 contrôlés par les multinationales de l'agroalimentaire %u2013 est restée très limitée. Pour la petite campagne de 2021, qui s'étale de janvier à mai, les cacaoculteurs devront se contenter de 750 F CFA par kilo (1,14 euros/kg), un niveau similaire à ce qu'ils recevaient en 2010.
Depuis un peu plus de deux ans, Alassane Ouattara a fait de l'inclusion économique une thématique plus présente dans son action politique
Selon le gouvernement, qui s'appuie sur une étude régionale de la Banque mondiale, le taux de pauvreté a pourtant baissé sous la présidence d'Alassane Ouattara, passant de 55 % de la population en 2011 à 39,4 % en 2018. La situation est cependant encore loin de celle du milieu des années 80 où ce chiffre plafonnait à 10 %. À Abidjan, les pouvoirs publics estiment qu'il manque 500 000 logements, tandis que 1,2 million de personnes vivent actuellement dans les 130 bidonvilles recensés de la capitale économique.
En mars 2021, le gouvernement a indiqué qu'ils avaient été réalisés à 90,4 %. Près de 2000 villages ont été électrifiés, contre un peu plus de 1500 entre 1994 et 2010. 80% de la population a accès à l'énergie, et le pouvoir vise 100% en 2025. Par ailleurs, 227 000 ménages ont bénéficié des filets sociaux avec un transfert de 36 000 F CFA par trimestre.
Le pouvoir ambitionne de créer 8 millions d'emplois et d'abaisser le taux de pauvreté à moins de 20 % de la population en moins de dix ans
Pour faire décoller son pays, l'économiste Alassane Ouattara a largement repris les recettes houphouëtistes en misant beaucoup sur l'agriculture. « Il est difficile de comprendre précisément les ressorts de la performance ivoirienne, car la comptabilité disponible n'est pas très détaillée », regrette Denis Cogneau. Selon le chercheur, les sources de la croissance ont varié suivant les années depuis 2012. Celle-ci est tantôt portée par les exportations de cacao (2016, 2018), tantôt par le décollage de l'anacarde (2018), auxquels on peut ajouter les cultures vivrières (2014). « Cela met en évidence une grande agilité de la part des agriculteurs ivoiriens, et, dans la mesure où ils font partie des ménages modestes, cela constitue une forme d'inclusivité », estime-t-il.
C'est moins le cas pour la croissance reposant, selon les années, sur l'extraction d'or ou de pétrole, les services (2016), la consommation boostée par la hausse du salaire des fonctionnaires, le BTP et les télécommunications (2018). Malgré des progrès réels, Denis Cogneau ne voit, par ailleurs, pas le signe d'une industrialisation importante de l'économie nationale.
Cela met en évidence une grande agilité de la part des agriculteurs ivoiriens
Le manque de recettes domestiques fait aussi peser un doute sur la capacité de l'État à offrir un modèle plus inclusif. La pression fiscale de la locomotive de l'Uemoa tourne autour de 15 % du PIB, quand le Maroc est à plus de 20 % et qu'il faudrait atteindre 25 %. « Sur ce point, Alassane Ouattara n'a que marginalement redressé la pression fiscale depuis 2011 », affirme Denis Cogneau.
Selon le chercheur, Abidjan se situait, en 2019, derrière Dakar et ne collectait pas plus d'impôts que ne le faisait l'administration à la fin de la période coloniale, alors que la forte croissance du PIB (observée depuis 2012) aurait dû s'accompagner d'une hausse des taxes prélevées. Cela s'explique sans doute par la baisse du poids du commerce extérieur et une tendance à « l'informalisation » de l'économie. En 2014, seulement 6 % des chefs de famille étaient salariés des secteurs publics et privés, contre 17 %, en 1998.
En 2019, Abidjan se situait derrière Dakar en matière de pression fiscale
« Pour élargir l'assiette des contributeurs, il faut convaincre une partie de la population de sortir du secteur informel et, pour cela, revoir les taux de prélèvement de ces ménages à la baisse », estime Koffi Christian N'da.
À l'autre bout de l'échelle sociale, le pouvoir doit mieux taxer les plus riches, dont la plupart, non salariés, ne sont donc pas concernée par la retenue des impôts à la source. La tâche est difficile vis-à-vis d'une élite, qui a largement soutenu Alassane Ouattara depuis 2011. Mais le chef de l'État sait que partager les fruits de la croissance est le meilleur moyen d'éloigner un peu plus les fantômes des crises du passé et d'imprimer aux yeux de tous une marque positive dans l'histoire de son pays.
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