En Côte d'Ivoire, les « déguerpis » de Yopougon ne décolèrent pas

  • publiè le : 2024-02-24 02:46:47
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En Côte d'Ivoire, les « déguerpis » de Yopougon ne décolèrent pas
Depuis quatre jours, les expulsions se multiplient dans ce quartier populaire d'Abidjan. Sans solution de relogement, des milliers d'habitants dénoncent une politique d'assainissement brutale.

La terre n'a pas tremblé, mais c'est tout comme. Mardi 20 février au matin, les quelque 1 800 élèves de Yopougon-Gesco, quartier excentré du nord d'Abidjan, ont découvert leur école ensevelie sous les gravats. Le même jour et le lendemain, des dizaines de logements et commerces ont également été éventrés par des bulldozers. Depuis, des familles ahuries errent dehors, transportant dans leurs valises ce qu'elles ont pu sauver in extremis.

Trois semaines plus tôt, les autorités du district autonome d'Abidjan avaient déjà lancé une première opération de « déguerpissement » pour expulser les personnes résidant sur des sites exposés aux glissements de terrain, laissant plusieurs centaines d'habitants sans solution. « On n'a reçu aucune information, aucune lettre pour nous avertir, rien ! », hurle un jeune au milieu d'autres citoyens survoltés, jeudi aux abords des ruines. « Après avoir organisé la plus belle CAN [Coupe d'Afrique des nations de football], on vient casser nos maisons », reprend, indigné, l'un d'entre eux.

Le coup de boutoir, qui suscite l'émoi du voisinage et la consternation sur les réseaux sociaux, est indispensable, selon la mairie d'Abidjan, déterminée à assainir la ville et à « dissuader les populations d'occuper des zones vulnérables aux effondrements et aux inondations, surtout à l'approche de la saison des pluies », justifie Klotioloma Yeo, vice-gouverneur de la capitale économique du pays. Sur les 176 zones à risques identifiées, 77 sont considérées comme critiques et doivent être « traitées au plus vite », à savoir dans les prochains jours, assène l'élu.

« Un éléphant dans un magasin de porcelaine »
Depuis quatre jours, les blocages routiers et les feux de pneus s'enchaînent dans cette immense commune populaire de 1,5 million d'habitants. Jeudi, des protestataires ont barricadé l'accès au quartier de Gesco pendant que la gendarmerie tentait d'étouffer leur colère avec des gaz lacrymogènes. Au terme des deux opérations d'expulsion, « ce sont près de 2 500 personnes qui se retrouvent sans toit », déplore Yaya Doumbia, premier adjoint au maire de la commune de Yopougon.

En dépit des protestations, ces expulsions et destructions vont se multiplier. Elles s'inscrivent dans une volonté politique au long cours de modernisation d'Abidjan, mégapole surpeuplée dont la démographie augmente de près de 4 % par an. Yopougon connaît le même destin que plusieurs de ses communes voisines avant elle.

Si la raison avancée par la mairie centrale - « sauver des vies humaines » - paraît peu contestable au regard des quatorze riverains morts en 2023 dans des inondations, c'est le mode opératoire qui est vivement critiqué par les populations et l'équipe municipale de Yopougon.

Le district autonome d'Abidjan assure que « des campagnes de sensibilisation » ont été menées en amont auprès des expulsés, mais « cela ne constitue en rien un acte juridique », souligne un adjoint de la commune sinistrée. Même si les sites occupés appartiennent au domaine public et que certains actes de concession définitive brandis par les populations semblent « incohérents », « il aurait fallu une mise en demeure et une indemnisation préalable », détaille cet ancien avocat, pour qui les autorités ont agi « comme un éléphant dans un magasin de porcelaine ».

Pour l'heure, aucune solution de relogement n'a été annoncée. « La question est en train d'être examinée », promet, laconique, la mairie d'Abidjan. Pour les élèves sans classe, la municipalité de Yopougon a sollicité en urgence la Direction régionale de l'éducation nationale en vue de leur réaffectation. Vendredi encore, les déguerpissements sans sommation se sont poursuivis à Attécoubé, un autre quartier d'Abidjan.

Les visites de Michel Gbagbo et Tidjane Thiam
Ces champs de ruines se sont transformés en terrain d'affrontement politique, avec d'un côté le maire de Yopougon et président de l'Assemblée nationale, Adama Bictogo, et de l'autre le gouverneur d'Abidjan, Ibrahim Bacongo Cissé, deux caciques du Rassemblement des houphouëtistes pour la démocratie et la paix (RHDP), le parti présidentiel.

Quelques jours après les premiers déguerpissements, fin janvier, les deux hommes s'étaient rencontrés et leur chaleureuse poignée de main devait tenir lieu de promesse pour « agir ensemble », même si les terrains longeant les grands axes routiers sont du ressort du district. Le maire de Yopougon avait assuré aux populations que plus rien ne serait fait « sans [s]on autorisation ». Mais une fois en dehors du pays pour une visite en Egypte, les engins sont revenus. Un scénario étrangement semblable à ce qui s'était produit lors de la première opération, Adama Bictogo se trouvant alors également en visite à l'étranger.

Difficile de croire à la coïncidence pour son équipe municipale. « On lui a planté un couteau dans le dos, c'est une trahison politique », dénonce Yaya Doumbia, qui s'échinait jeudi à convaincre les administrés que la mairie n'est pas complice de ces opérations. Pour Ibrahim Bacongo Cissé, faire d'Abidjan une réussite économique occasionne un coût inéluctable. La question des déguerpis demeure « préoccupante, mais il faut avoir le courage d'initier ces actions », confie son entourage.

Plusieurs personnalités politiques, dont Michel Gbabgo, député de Yopougon et fils de l'ancien président Laurent Gbagbo, ont rencontré les populations en signe de soutien. Lors de sa visite à Gesco jeudi, Tidjane Thiam, le président du Parti démocratique de Côte d'Ivoire (PDCI, première force d'opposition), a regretté qu'« aucune disposition adéquate » n'ait été prise au préalable. Après l'unité de façade affichée pendant la CAN, les rivalités politiques refont surface.

Arnaud Deux (Abidjan, correspondance)
source : lemonde.fr

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