Côte d'Ivoire : « La crise en Ukraine nous a donné des idées »

  • publiè le : 2023-03-16 09:52:11
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Côte d'Ivoire : « La crise en Ukraine nous a donné des idées »
ENTRETIEN. En Côte d'Ivoire, le mot d'ordre est à la souveraineté alimentaire. Kobenan Kouassi Adjoumani, ministre de l'Agriculture, revient sur les défis à relever pour l'atteindre.


Propos recueillis par Viviane Forson

Avec la pandémie de Covid-19, la crise climatique et la guerre en Ukraine, la souveraineté alimentaire pour les pays africains est devenue une priorité. En Côte d'Ivoire, le gouvernement multiplie les initiatives pour non seulement trouver des moyens de nourrir les populations grâce à de nouveaux modèles agricoles plus adaptés, mais aussi offrir de meilleurs revenus aux agriculteurs. Au coeur de ces questions se joue l'avenir de l'agriculture ivoirienne, un secteur clé qui représente jusqu'à 22 % du PIB. Jusqu'ici reconnue pour produire du café, du cacao, de l'hévéa, soit des cultures dites de rente, désormais la Côte d'Ivoire veut accélérer sa diversification agricole et s'orienter vers des productions locales. Un changement de paradigme qui intervient au moment où le pays doit également répondre aux nouveaux défis posés par l'embargo européen sur les produits de la déforestation, dont le cacao. Kobenan Kouassi Adjoumani, ministre de l'Agriculture, était de passage à Paris à l'occasion du Salon de l'agriculture. Pour Le Point Afrique, il revient sur les enjeux actuels autour de la souveraineté alimentaire, des impacts de la guerre en Ukraine, des nouvelles directives européennes ou encore de l'avenir du cacao dont son pays est le premier producteur mondial.

Le Point Afrique : Le continent africain continue de subir des difficultés persistantes, notamment alimentaires, sur fond de guerre en Ukraine. Où en est la Côte d'Ivoire ?


Kobenan Kouassi Adjoumani : Le monde entier reste impacté par les conséquences de la guerre en Ukraine, l'Afrique n'est pas en reste. La Côte d'Ivoire, qui dépend de l'Ukraine et de la Russie pour l'essentiel de son blé et de ses intrants, n'a pas été épargnée. À un moment donné, nous n'avons pas pu accéder à tous les produits, en raison de la crise et de l'envolée des prix. L'État a été réactif et a pris des mesures fortes, notamment pour subventionner le blé, dont le prix a connu une hausse vertigineuse.

Mais la crise en Ukraine n'a pas fait que des dégâts, elle nous a aussi donné des idées, et poussé à réfléchir à de nouvelles approches par rapport à notre modèle agricole. Plus d'un an après son déclenchement, alors que la guerre persiste, nous avons décidé de ne plus dépendre de l'extérieur, que ce soit pour le blé ou pour d'autres produits.

Comment ces réflexions peuvent-elles déboucher sur un objectif stratégique pour l'économie ivoirienne ?

Aujourd'hui, on voit des expériences intéressantes, avec l'incorporation de la farine de manioc, d'igname, de maïs, voire de soja, dans la fabrication du pain, ces expérimentations permettent de réduire l'utilisation du blé. Pour l'heure, ce sont les voies que nous explorons. À terme, nous pensons que cette agriculture d'adaptation peut nous permettre d'atteindre notre objectif de souveraineté alimentaire. Ces produits locaux auparavant sous-estimés prennent une importance capitale dans la nouvelle vision que nous avons de l'agriculture. Notre souhait est de produire suffisamment au plan local ce que nous avons l'habitude de consommer, cela induit de changer quelque peu nos habitudes alimentaires.

L'enjeu, c'est de passer d'un marché de niche à une production à grande échelle... Comment comptez-vous vous y prendre ?

Outre les denrées alimentaires, il est aussi question de produire nos propres intrants tels que les engrais, les urées, les NPK. La crise en Ukraine nous interpelle et nous pousse à être proactifs dans tous les domaines. Les engrais locaux peuvent être fabriqués à partir de compost de détritus d'arbre, de feuilles, également avec les détritus de cabosses de cacao. Nous pouvons également produire de l'engrais bio. Vous savez qu'avec de l'amidon de manioc, on peut faire des pesticides bio, et même avec les branches ou feuilles d'hévéa ! Les potentiels sont immenses... L'État ivoirien vient en soutien aux producteurs qui ont besoin d'intrants, mais il faut souligner que ces derniers ne restent pas les bras croisés, ils s'adaptent à leur niveau, en produisant leur propre engrais et en faisant en sorte de se tourner vers d'autres types de production. La diversification agricole est une priorité pour nous. L'agriculture représente 22 % de notre PIB. Nous produisons du cacao, du café, de l'hévéa, de la noix de cajou... Mais à côté de ces produits de rente, nous devons être capables de développer la production vivrière et maraîchère.

Avez-vous lancé des politiques publiques allant dans ce sens ?

La Côte d'Ivoire a mis en place une politique de réforme agricole avec des agropoles intégrés dans les différentes régions, deux sont déjà lancés, le troisième sera inauguré cette année. Dans ces agropoles, notre ambition est de mettre en pratique notre programme d'investissements agricole de deuxième génération, c'est-à-dire que nous voulons y faire de la production, proposer du stockage, de la transformation. La commercialisation est le quatrième maillon, qui viendra compléter la chaîne. L'idée est de faire en sorte que tout le processus soit intégré autour de chaînes de valeurs, et que nous n'ayons plus à perdre une partie de nos récoltes. Parce que quand vous n'avez pas la possibilité de conserver le produit, et que vous n'avez aucune politique de transformation mise en place, cela impacte négativement non seulement la production, mais à terme cela a des conséquences sur le quotidien du consommateur.

Concrètement, il vous faut des usines...

Il faut des usines, voire des petites unités locales de transformation, qui n'ont pas besoin de beaucoup de financements. Je cite souvent l'exemple de l'attiéké, dont nous pouvons tirer d'autres produits dérivés comme l'alcool, que nous pouvons exporter. Ces unités de transformation se doivent d'être proches de nos populations, dans les zones rurales.

Justement, la Côte d'Ivoire mise sur la transformation locale du cacao, où en êtes-vous ?

Aujourd'hui, nous chiffrons à 800 000 tonnes de cacao broyé, pour produire de la poudre de cacao ou du beurre de cacao, sachant que les usines qui sont implantées ont une capacité de l'ordre d'un million de tonnes. Notre objectif est qu'en 2030 nous soyons capables de transformer la totalité de nos produits, en particulier le cacao, pour lequel nous réfléchissons aux possibilités de fabriquer du chocolat à partir de la Côte d'Ivoire. Il y a des artisans chocolatiers en Côte d'Ivoire, qui avec de petits moyens techniques essaient de faire de la transformation, mais nous ne voulons pas seulement nous recroqueviller sur une transformation qui ne tient compte que de la poudre et du beurre. Il faut que, après avoir broyé le cacao, nous soyons capables de mettre en place des usines pour fabriquer des plaquettes de chocolat à destination de l'Europe ou d'autres continents. Les gens consommeront toujours du chocolat, nous n'avons pas peur car notre marché cible ne se limite pas seulement à l'Europe. Nous visons l'Asie, les États-Unis ou même les Émirats arabes unis.

Pour lutter contre la disparition des forêts tropicales, l'une des grandes sources d'émission de gaz à effet de serre, l'Union européenne a fixé de nouvelles normes sur l'exportation de nombreux produits dont le cacao, comment la Côte d'Ivoire appréhende-t-elle ces règles ?

Concrètement, nous travaillons de concert avec l'Europe, afin que les mesures prises à Bruxelles puissent, un tant soit peu, correspondre aux réalités de la Côte d'Ivoire. Cependant, la Côte d'Ivoire n'est pas tellement concernée par ces mesures. Depuis 2018, on ne plante plus de cacaotiers, or la loi européenne s'applique aux zones déforestées depuis 2020. Pour tout vous dire, nous n'avons pas attendu les directives de l'UE pour agir. Nous avons procédé au recensement de nos producteurs, et géolocalisé les plantations pour déterminer si elles se trouvent ou non dans une forêt classée. Le résultat est sans appel : plus de 85 % des productions cacaoyères sont issues des zones rurales, seulement 10 à 15 % des forêts classées. Ce traçage systématique du cacao ivoirien facilite l'identification des planteurs au moment de la commercialisation, puisqu'ils doivent disposer d'une carte pour effectuer les transactions bancaires. Ceux qui ne sont pas identifiés ne pourront donc pas commercialiser leurs produits.

La Côte d'Ivoire va plus loin, puisqu'avec la nouvelle politique d'agroforesterie engagée, nous sommes en train de faire en sorte que le cacao qui est issu des zones classées puisse être reconnu. Il est également question de planter des arbres dans les plantations pour avoir un couvert forestier assez conséquent, ce qui devrait définitivement répondre aux problématiques de l'UE, qui est dans son droit lorsqu'elle estime que ses consommateurs sont regardants sur les produits qu'ils achètent.

De notre côté, nous devons prouver à l'UE que notre cacao n'est pas issu de la déforestation et, d'ailleurs, nous les invitons en Côte d'Ivoire pour se rendre compte de la réalité. Parce que la culture du cacao ne peut réussir qu'en forêt. D'après mes recherches, le cacao est un arbre forestier originaire du Brésil, plus précisément de l'Amazonie, où on trouve quatre espèces de cacaoyers. Ce sont ces cacaoyers qui ont été introduits en Afrique pour en faire du cacao qu'on exploite économiquement. Le cacao peut donc faire partie de la politique de la reforestation de nos forêts, combinés à d'autres plantes afin de leur donner un aspect de couvert forestier.

Depuis 2018, Abidjan et Accra ont engagé un bras de fer avec les multinationales pour défendre un juste prix du cacao pour les planteurs, avez-vous obtenu des résultats satisfaisants ?

Nous avons mis en place un comité de pilotage dans le cadre de l'initiative cacao Côte d'Ivoire-Ghana et ce sont nos deux chefs d'État, le président Alassane Ouattara et le Ghanéen Nana Akufo-Addo, qui ont souhaité que nous nous mettions ensemble pour être plus forts face aux multinationales. Nous avons commencé par nos deux pays, qui pèsent 60 % de la production mondiale de cacao ; aujourd'hui, trois autres pays sont intéressés. Il s'agit du Cameroun, du Togo et du Nigeria. Ensemble, nous pourrions représenter jusqu'à 75 % de la production mondiale. Cela nous permettrait d'arriver plus fort au moment du processus de fixation de prix. La plus grande partie de nos productions profite aux multinationales au détriment des producteurs, donc la politique mise en place, aujourd'hui, nous a permis d'avoir un « différentiel de revenu décent », même si certaines multinationales sont encore réticentes, d'autres ont accepté le principe et jouent franc jeu, celles qui ne jouent pas le jeu feront l'objet de sanctions.
source : lepoint.fr

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