« On aura beau restructurer la dette ivoirienne, l'annuler... le problème ne sera pas résolu » (CIVIS)

  • publiè le : 2023-11-22 12:42:55
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« On aura beau restructurer la dette ivoirienne, l'annuler... le problème ne sera pas résolu » (CIVIS)
(Agence Ecofin) - Le 31 octobre 2023, l'association CIVIS-Côte d'Ivoire a organisé sa deuxième conférence de redevabilité portant sur le rapport de la Cour des comptes sur l'exécution du budget 2021 de l'Etat de Côte d'Ivoire. Abordant des questions essentielles de transparence et de gouvernance, l'événement a réuni plusieurs acteurs de la société civile et des partenaires au développement. En marge de la conférence, le Dr Christophe Kouamé, président de CIVIS-CI a confié à l'Agence Ecofin son analyse de l'état de la bonne gouvernance en Côte d'Ivoire et en Afrique.

Agence Ecofin (AE) : A la tête de CIVIS Côte d'Ivoire, vous organisez depuis 2020, ce que vous appelez la conférence de redevabilité. De quoi s'agit-il ?

Dr Kouamé : Depuis 2012, l'Etat de Côte d'Ivoire a fait des réformes juridiques et institutionnelles pour aborder la pertinente question de la promotion de bonne gouvernance et de la lutte contre la corruption. Dans ce mouvement global, en 2018, l'Etat de Côte d'Ivoire a promulgué une loi pour mettre en place la Cour des comptes. En 2013, il a mis en place une loi qui s'appelle l'ordonnance 2013-660, et son article 23 donne pouvoir aux citoyens, aux organisations de la société civile (OSC), à la presse et aux médias, de venir dans l'arène de la vie publique et de contrôler la gestion des finances publiques.

En décembre 2022, l'Etat a promulgué une loi qui va plus loin où il y a une section sur l'évaluation des politiques publiques. D'autre part, de 2012 à aujourd'hui la Côte d'Ivoire est mal classée en matière de transparence et de lutte contre la corruption par l'ONG internationale Transparency International. De 2010 à aujourd'hui, nous sommes à 51,7% de ratio dettes/PIB. Les indicateurs de pauvreté pour 29 millions d'habitants sont entre 39 et 40% de taux de pauvreté. Donc au vu de tous ces chiffres, CIVIS-CI s'est positionné sur le segment des droits internationaux, mais surtout les droits économiques, sociaux et culturels. Donc sur la base de ces droits, nous faisons la promotion de la bonne gouvernance, de la lutte contre la corruption.

Nous avons estimé que le rapport de la Cour des comptes serait un point de départ intéressant pour pouvoir aborder de manière macroéconomique, toute la gestion du gouvernement, surtout depuis l'adoption du budget-programme. Nous avons donc profité de cette opportunité avec le premier rapport qui est sorti en 2020, pour faire la première Conférence de redevabilité qui consiste à analyser le rapport de la Cour des comptes, à sortir les points qui ont déjà été faits, à sortir les faiblesses, et surtout, nous faisons le choix objectif des points à améliorer. Nous nous concentrons principalement sur les points à améliorer et les recommandations, dans le cadre de la législation de la gestion de la bonne gouvernance. C'est sur ces points-là que nous faisons un rapport d'au maximum sept pages. Les première et deuxième éditions ont déjà eu lieu comme vous avez pu le constater. C'est donc un peu à cela que sert la Conférence de redevabilité.

AE : Quel état des lieux faites-vous du respect, notamment du principe de transparence et de redevabilité de l'Etat, non seulement envers ses organes de contrôle, mais envers ses citoyens ?

Dr Kouamé : Pour nous, le bilan est mitigé malgré les nombreuses réformes. Cependant, nous sommes confiants parce qu'en matière d'accès à l'information, nous avons atteint aujourd'hui 25% de réponses pour nos demandes.

Pour ce qui concerne le bilan de la mise en oeuvre des recommandations de la Cour des comptes, nous allons prendre quelques exemples. En 2020, la Cour des comptes a fait plusieurs recommandations clés, mais nous nous sommes arrêtés sur 6.

Par exemple, la Loi de finances impose un plafond de 1% de modification du budget. En clair, la loi dit que quand on a voté le budget d'une année à l'autre, même si le ciel tombe sur la Côte d'Ivoire, on ne peut modifier le budget que de 1% supérieur (sic). En 2020, l'Etat, à travers le ministre du Budget, a modifié la Loi de finances jusqu'à 14,2% de son montant initial. Ce n'est pas du vol, ce n'est pas de la corruption, mais c'est de la mauvaise gouvernance. Pour l'année 2021, la modification n'est que de 4,75%. C'est une évolution.

Dans la même loi, il est dit que pour pouvoir modifier, le ministre du Budget doit faire appel au président de la République et c'est à la suite d'un décret pris en Conseil des ministres qu'on a le droit de modifier. En 2020, le ministre a modifié la Loi de finances avec des arrêtés, 22 fois. Donc le ministère du Budget était hors-la-loi. En 2021, ils sont à 8 modifications. C'est donc une évolution.

L'UEMOA édicte des principes et des directives que les 8 pays de l'organisation, y compris la Côte d'Ivoire, appliquent. Un des points concerne les salaires qui doivent normalement représenter 35% des recettes de l'Etat. En 2020, l'Etat de Côte d'Ivoire était à 42,5%. Mais en 2021, le chiffre est descendu à 36%. Une nouvelle évolution.

Donc on a un certain nombre de points positifs. Mais il reste toujours énormément à faire. Sur 100 indicateurs, on a à peine 6 à 7 qui se sont améliorés. Cependant, les résultats obtenus en un an nous rendent optimistes pour les 3e, 4e et 5e éditions. Nous espérons qu'en vulgarisant nos rapports définitifs, nous atteindrons un équilibre de 40, 50%. Voilà un peu ce que nous projetons pour la 5e édition.

AE : Selon vous, comment la Cour des comptes, qui est une institution étatique, peut-elle renforcer elle-même son rôle sur le contrôle des dépenses de l'Etat ?

Dr Kouamé : En réalité, la constitution donne pouvoir à la Cour des comptes comme institution indépendante. Dans la loi instituant la Cour des comptes, il est écrit que c'est une autorité administrative indépendante. Ensuite, il y a l'INTOSAI (Organisation internationale des institutions supérieures de contrôle des finances publiques, Ndlr), qui est une institution internationale des Cours des comptes, qui aide ces institutions à rester indépendantes.

Mais il faut savoir que cette indépendance est relative parce qu'il faut toujours que l'exécutif soit le premier dans le pays, vu que c'est lui qui a été élu. Donc si on entre dans la philosophie politique, on peut dire qu'elle est indépendante juste en matière de contribution intellectuelle. Ce que je veux dire, c'est qu'il y a des règles, des procédures et il y a des lois que toute l'administration doit respecter. Mais en toute honnêteté, nous pouvons vous dire que les rapports de la Cour des comptes que nous avons lus ont été produits en toute indépendance intellectuelle.

Peut-être que désormais pour une raison ou une autre, ils ne publieront plus ces rapports, on verra. Mais pour le moment, ce que nous avons lu, sur les deux rapports de la Cour des comptes, respecte la régularité.

AE : Dans tout ce processus de transparence, de redevabilité, aujourd'hui par rapport à la Côte d'Ivoire, est-ce que vous diriez que le reste de l'Afrique est un meilleur exemple ou vous estimez que vraiment la situation est pire ailleurs ?

Dr Kouamé : En réalité, la lutte contre la corruption est née, il y a à peine quelques décennies. Donc, relativisons les choses. Pour nous, si la comparaison doit porter sur la législation relative à la promotion de la bonne gouvernance, la Côte d'Ivoire est classée parmi les 10 premiers réformateurs du monde. Ce qui manque donc à la Côte d'Ivoire, à mon avis, c'est comment les OSC, les citoyens, les médias et la presse s'organisent pour ventiler toutes les lois qualitatives qui existent pour que très vite nous atteignions la masse critique comme en Europe, en Occident ou dans les grandes démocraties où quand il y a un problème les gens connaissent leurs droits et manifestent.

Pour ma part, c'est le principal problème. Le cadre normatif a été établi, mais reste méconnu. C'est pourquoi CIVIS est une organisation d'éducation à la citoyenneté à la base. Tant que les gens ne sont pas citoyens à part entière, ils ne pourront pas exercer leurs droits et leurs devoirs. Donc c'est à ce stade que nous sommes. Même si dans notre association nous faisons de l'activité de haut niveau, nous sensibilisons et mobilisons également de manière transversale le maximum de personnes. Voilà un peu notre stratégie générale et globale.

Donc, en ce qui concerne les réformes juridiques et institutionnelles, la Côte d'Ivoire est plus avancée que plusieurs pays africains. Mais la mise en oeuvre est encore problématique.

AE : Selon vous, pourquoi le citoyen lui-même doit chercher à s'intéresser à ces questions de gouvernance ?

Dr Kouamé : L'histoire de la Déclaration des droits de l'Homme et des citoyens, adoptée après la Révolution française, montre qu'après avoir coupé la tête du roi, les Français ont créé des institutions souveraines pour protéger les nouveaux droits acquis. Ces institutions sont financées par les impôts des citoyens à qui il a été reconnu le droit et le devoir de demander des comptes sur la façon dont leur argent est utilisé.

Donc, historiquement et philosophiquement, tout ça s'explique et cela semble couler de source que les citoyens s'intéressent à ces questions. Nous, à CIVIS, non seulement nous demandons des comptes à l'Etat, mais aussi nous ventilons les résultats obtenus auprès des citoyens afin qu'ils soient informés. La loi dit également que l'Etat et les collectivités ont l'obligation de former les citoyens à la connaissance des lois. C'est écrit noir sur blanc, mais ils ne le font pas. Mais je pense qu'ils ne le feront pas maintenant, si les citoyens ne le demandent pas en masse.

Les impôts, ce sont les citoyens qui les payent donc l'Etat doit leur rendre compte. Mais en réalité, tous les Etats du monde ont un rapport incestueux avec leurs lois. Ils promulguent les lois et les violent. Donc vraiment pour moi, il y a un rôle d'acteur qu'il faut avoir à la base.

En Côte d'Ivoire, nous avons eu la loi d'accès à l'information et le code de transparence qui imposent les délais pour ce que les institutions doivent publier. Quand vous saisissez une institution ou que vous demandez un document public que l'institution refuse, vous avez le droit de déférer cette institution à la CAIDP (Commission d'accès à l'Information d'intérêt public et aux Documents publics, NDLR). Donc voilà les processus que l'Etat a mis en oeuvre parce que l'Etat ne peut pas tout faire à notre place.

AE : CIVIS Côte d'Ivoire a récemment fait une sortie médiatique sur la question de la dette à l'occasion des Assemblées du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. C'est une question qui suscite beaucoup de débats. D'un côté, certains plaident pour une annulation de la dette du continent tandis que de l'autre il y a ceux qui soutiennent que la dette ne peut être annulée, mais plutôt restructurée. Comment est-ce que CIVIS CI analyse cette question ?

Dr Kouamé : Il faut déjà savoir que la dette de l'Etat de Côte d'Ivoire représente 51% de son PIB nominal. En 2022, le service de la dette tournait entre 50 et 80%, c'est-à-dire que tout ce que nous avons comme argent a servi à payer la dette. Il faut noter aussi que la Côte d'Ivoire a bénéficié de l'initiative PPTE (pays pauvres très endettés) en 2011. Comment en sommes-nous arrivés à 21 000 milliards FCFA (34,9 milliards $) de dette à la date d'aujourd'hui, qui représente 51% de notre PIB ?

CIVIS pense qu'on aura beau restructurer la dette ivoirienne, l'annuler, ou même réduire les taux d'intérêt sur les prochains emprunts, le problème de fond ne sera pas résolu. La gestion de la dette doit être liée à des conditions de transparence, de responsabilité, de bonne gouvernance qui doivent en être les piliers. Pour la simple et bonne raison que même si on a élu un président et qu'on lui transfère notre légitimité, c'est au final le citoyen qui va rembourser la dette à travers ses impôts. Donc pour nous, la restructuration ou l'annulation de la dette ou même la baisse des taux d'intérêt, ne résoudront pas le problème sinon de 2011 à aujourd'hui, on ne serait pas dans la même situation. Ce qui a manqué entre 2011 et 2023, c'est la transparence de la gestion du service de la dette.

Une de nos recommandations dans notre document d'analyse sur le rapport de la Cour des comptes, c'est de lui demander de faire un audit de la dette. C'est une de nos recommandations fortes. De l'autre côté, avec les assemblées annuelles nous demandons aux partenaires techniques et financiers, aux partenaires bilatéraux, le groupe de la Banque mondiale, le FMI, de faire en sorte que pour les prochains emprunts de nos Etats, la publication, la transparence, la responsabilité, la bonne gouvernance soient de mise.

AE : Estimez-vous qu'il existe un biais dans la façon dont les pays du Nord perçoivent le problème par rapport à ceux du sud, et quels sont les principaux défis aujourd'hui, qui sont à relever pour pousser ces pays à changer de paradigme ?

Dr Kouamé : Je suis vraiment content que vous posiez cette question, elle est très importante, parce que nous avons commencé les assemblées annuelles du FMI le 9 octobre. Le 10 octobre, presque toutes les organisations se sont plaintes de la redevabilité par rapport à la dette et la transparence. Donc, dans les ateliers, nous avons été obligés de revisiter le mode de recours que la Banque mondiale met en oeuvre quand elle prête de l'argent. En français clair, quand la Banque mondiale vient faire des projets dans notre pays, nous avons la possibilité de dénoncer les irrégularités que nous constatons. Donc la Banque mondiale elle-même a déjà mis ça en oeuvre parce que l'argent de la Banque mondiale somme toute, reste l'argent des citoyens. Pareil pour le FMI. Nous avons fait un rapport en 2022 que nous avons transmis au Fonds par rapport à une réforme de la fiscalité en Côte d'Ivoire pour que l'assiette fiscale soit élevée. Le FMI a trouvé cela utile.

De ce que je vois officiellement dans nos discussions ou dans les coulisses, les Etats du Nord qui sont en majorité représentés au FMI et à la Banque mondiale se rendent compte du problème depuis très longtemps, et ont introduit en leur sein, des systèmes de dénonciation de corruption, de mauvaise gouvernance et tout. Et les Assemblées annuelles auxquelles nous participons permettent de faire des mises à jour des premières procédures et ainsi de suite. Il y a à peine quelques années, la Banque mondiale ne s'occupait pas de corruption. Il a fallu que les citoyens se plaignent sans cesse pour que la Banque mette en place une initiative dénommée « Global Partnership for Social Accountability (GPSA) ». C'est un partenariat global pour la redevabilité sociale. Au sein de la Banque mondiale, il y a un groupe d'initiatives qui ne s'occupe que de la corruption dans les pays dans lesquels elle travaille.

Même la question de la dette avait déjà été adressée à travers l'Initiative PPTE. Au final, nous sommes comme dans un cycle où on fait la planification, la programmation, la mise en oeuvre, le suivi-évaluation et on répète encore. Donc on a essayé plusieurs solutions au fil des ans et aujourd'hui toutes les ONG du Sud ont vraiment une oreille attentive de l'Occident. Sur les questions de la promotion de la bonne gouvernance, la gestion des finances publiques, on est en accord avec les partenaires bilatéraux sur ce que nous demandons.

Propos recueillis par Moutiou Adjibi Nourou
source : agenceecofin.com

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